SON OMBRE DANS LES EAUX PROFONDES
Par Roger Zelazny
Encore une créature avec laquelle on ne communique pas : voici ichtyosaurus elasmognathus, représentant de la faune marine vénusienne, long d’une centaine de mètres et dont la « pêche » nécessite des plates-formes grandes comme des porte-avions. Entre ce monstre et l’humain qui le pourchasse, il y a un lien d’une nature particulière : celui qui permet au pêcheur de partir à la découverte de lui-même.
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E suis un homme-appât. Personne ne naît homme-appât, sauf dans un roman français où tout le monde l’est. (En fait, je crois que c’est le titre, Nous sommes tous des appâts. Pffft !) Comment j’en suis arrivé là n’a pas tellement d’intérêt en soi et ça n’a aucun rapport avec les néo-ex, mais le règne de la Bête mérite quelques mots. Alors, les voici.
Les Basses Terres de Vénus s’étendent entre le pouce et l’index d’un continent qu’on appelle La Main. Quand on débouche dans l’Allée des Nuages, cela vous balance sa boule de bowling noir argenté sans vous avertir. On rebondit alors dans cette espèce de quille à réaction qui vous transporte, mais la ceinture de sécurité vous empêche de vous rendre ridicule. On en rit généralement après, mais on rebondit toujours d’abord.
Puis, on examine La Main pour la lire entre les lignes. Les deux doigts du milieu deviennent alors autant d’archipels tandis que les autres se transforment en péninsules gris-vert. Le pouce, un peu court, se recourbe comme l’embryon de queue du Cap Horn.
On respire de l’oxygène pur, on soupire peut-être et on commence la grande culbute vers les Basses Terres.
Là, on a l’impression de se faire attraper comme un ballon hors-jeu pour être ramené dans le terrain d’atterrissage de La Ligne de Vie – ainsi appelée à cause de sa proximité du grand delta de la Baie Orientale – située entre la première péninsule et le pouce. Pendant une minute, on pense qu’on va rater La Ligne de Vie pour se retrouver comme des sardines en boîte, mais après – pour arrêter là les métaphores – on pose le pied sur une bonne piste bétonnée et on présente sa liasse d’autorisations, épaisse comme un annuaire téléphonique, au petit homme gras en casquette grise qui se trouve là. Les papiers sont censés prouver que l’on n’est pas sujet à un mystérieux pourrissement intérieur, etc. Il vous adresse alors un petit sourire gras et triste et vous fait signe de monter dans le bus qui vous mène à l’Aire de Réception. Là, on passe trois jours à prouver que oui, en vérité, on n’est pas sujet à un mystérieux pourrissement intérieur, etc.
L’ennui, cependant, est un autre genre de pourrissement. Quand les trois jours se sont écoulés, on a vraiment envie d’y aller fort avec La Ligne de Vie, qui vous retourne le compliment par pur réflexe. Les effets de l’alcool dans les atmosphères variables ont fait l’objet d’études très poussées, aussi limiterai-je mes remarques à noter qu’une bonne cuite vaut bien une semaine de sa vie et est souvent préférable à de longues études.
J’étais un étudiant exceptionnellement prometteur (encore au niveau de la licence) au bout de deux ans, lorsque le Bright Water nous tomba dessus sans crier gare, déversant ses techniciens comme autant de bombes sur la ville.
Pause. La Ligne de Vie, selon l’Almanach des Mondes est « … une ville portuaire sur la côte Est de La Main. Sur les 100 000 habitants, 85 p. 100 sont des fonctionnaires de l’Agence pour les Recherches Non Terrestres (A.R.N.T.), (recensement de 2010). Les autres se composent du personnel de plusieurs grandes industries engagées dans des recherches fondamentales. Des océanographes indépendants, des fanatiques argentés de la pêche et des chefs d’entreprises maritimes forment le reste de la population. »
Je me tournai vers Mike Perrin, un collègue dans les entreprises maritimes, pour lui faire part de mes idées sur l’état lamentable des recherches fondamentales.
« Pas si on disait à voix haute ce qu’on murmure tout bas. »
Il s’abrita derrière son verre pour poursuivre un lent déglutissement, calculé pour obtenir mon intérêt et quelques jurons bien sentis, avant de poursuivre.
« Carl, finit-il par dire en abattant ses cartes, on remet l’Hypertanker à flot. »
J’aurai pu lui cogner dessus, remplir son verre d’acide sulfurique et contempler avec la plus grande joie ses lèvres se cyanosant, se craquelant. À la place, je grommelai d’un air détaché : « Qui est assez fou pour dépenser cinquante sacs par jour ? L’A.R.N.T.? »
Il secoua la tête, non.
« Jean Luharich, dit-il, la fille aux verres de contact violets et aux cinquante ou soixante dents parfaites. Je me suis laissé dire que ses yeux étaient marron en réalité.
— Elle ne vend pas assez de produits de beauté ces temps-ci ? »
Il haussa les épaules.
« La publicité fait monter la mise. Les Entreprises Luharich ont grimpé de seize points lorsqu’elle a gagné la Coupe du Soleil. Tu n’as jamais joué au golf sur Mercure ? »
Je l’avais fait mais négligeai les faits pour lui tirer les vers du nez.
« Alors, elle arrive avec un chèque en blanc et un hameçon ?
— Le Bright Water en l’occurrence, dit-il en hochant la tête. Elle devrait être là aujourd’hui. Avec des tas de caméras. Elle veut un Ikky à tout prix.
— Hum, murmurai-je, à quel prix ?
— Un contrat de soixante jours pour la location de l’Hypertanker. Prolongation indéfinie. Un million et demi de dépôt, récita-t-il.
— Tu as l’air d’en connaître un bout.
— Je suis chargé du recrutement. Les Entreprises Luharich m’ont contacté le mois dernier. Ça sert à quelque chose de boire dans les endroits à la mode.
« Ou d’en être propriétaire », ajouta-t-il, d’un air complaisant, au bout d’un moment.
Je détournai les yeux en sirotant mon amer breuvage. Après avoir ravalé plusieurs choses, je demandai à Mike ce qu’il attendait que je lui demande, sachant que je n’allais pas échapper au sermon mensuel sur la tempérance.
« Ils veulent t’embaucher, répondit-il. Quand as-tu mis le pied sur un bateau pour la dernière fois ?
— Il y a un mois et demi. Sur le Corning.
— Menu fretin, dit-il, d’un ton méprisant. Depuis quand n’as-tu pas plongé ?
— Ça fait un moment.
— Plus d’un an, hein ? La fois où tu t’es payé l’hélice sous le Dauphin ? »
Je reposai les veux sur lui.
« J’étais dans la rivière la semaine dernière, à Angleford, là où les courants sont les plus forts. Je sais encore me débrouiller.
— Sobre, ajouta-t-il.
— Je saurai le rester, dans un cas pareil. »
Expression de doute.
« Tarif syndical. Triplé dans le cas de circonstances extraordinaires, narra-t-il. Sois au Hangar Seize, avec ton équipement, vendredi matin, sur le coup de cinq heures. On met les voiles samedi, à l’aube.
— Tu es du voyage ?
— Je suis du voyage.
— Comment se fait-il ?
— L’appât du gain.
— Guano d’Ikky !
— Le bar ne marche pas très bien et la dame a besoin de nouveaux visons.
Je répète :
« … Et je veux m’éloigner un peu de la dame, renouveler mes rapports avec les éléments fondamentaux, le grand air, l’exercice, les espèces sonnantes et trébuchantes…
— Très bien. Désolé de mon indiscrétion. »
Je lui versai un verre en me concentrant sur la formule, H2SO4, mais rien ne se produisit. Finalement, lorsque je l’eus mis à mariner, je sortis dans la nuit pour marcher et réfléchir un peu.
Une douzaine de tentatives sérieuses pour attraper l’Ichthyosaurus elasmognathus, plus connu sous le nom d’« Ikky » avaient été faites depuis ces cinq dernières années. La première fois qu’on avait aperçu Ikky, on avait employé les mêmes techniques que pour la pêche à la baleine. Comme celles-ci s’étaient révélées aussi inutiles que désastreuses, on s’était décidé à inaugurer un nouveau procédé. C’est alors que Michael Jandt, un sportif richissime, avait fait construire l’Hypertanker. Toute sa fortune y était passée.
Au bout d’un an passé à sillonner l’Océan Oriental, il avait dû rentrer pour déposer son bilan. Carlton Davits, un playboy doublé d’un pêcheur enthousiaste, avait alors racheté l’énorme rafiot pour se poster autour de la frayère d’Ikky. Le dix-neuvième jour, le monstre avait mordu à l’appât et Davits avait perdu cent cinquante tickets d’équipement en même temps qu’un spécimen de l’Ichthyosaurus elasmognathus. Douze jours plus tard, avec des lignes triples, il avait réussi à attraper, endormir et haler l’énorme bête. Qui s’était réveillée, avait détruit une tour de contrôle, tué six hommes et semé la panique et l’enfer sur la moitié de I’Hypertanker. Carlton s’en était sorti avec une hémiplégie partielle et une faillite sur les bras. Il s’était évanoui dans l’atmosphère du front de mer et I’Hypertanker avait changé de mains quatre fois par la suite, avec des résultats moins spectaculaires mais tout aussi désastreux financièrement.
Finalement, l’immense bateau, construit pour un seul et unique but, avait été mis aux enchères et acheté par l’A.R.N.T., pour effectuer des « recherches océanographiques » La Lloyd refuse toujours de l’assurer. Quant aux « recherches » auxquelles il devait soi-disant servir, elles consistent à le louer, à cinquante tickets par jour, à des gens obsédés par les histoires de monstres. J’avais joué le rôle de l’appât à trois reprises, lors de ces voyages, et j’avais vu Ikky d’assez près pour compter ses crocs lors de deux occasions. J’en veux absolument un pour le montrer à mes petits-enfants, pour des raisons personnelles.
Je me dirigeai vers l’aire d’atterrissage en ayant résolu un problème.
« Tu me veux pour la couleur locale, ma cocotte. Ça ferait bien en première page, et tout ça. Mais soyons clair – si quelqu’un t’attrape Ikky, ce sera moi. Je te le promets. »
Debout sur la Place vide, je contemplai les tours brumeuses de La Ligne de Vie qui se partageaient le brouillard.
Le bord de mer, à l’ouest au-dessus de La Ligne de Vie, s’avançait, il y a quelques ères, d’une quarantaine de miles dans les terres, à certains endroits. Son altitude n’est pas très grande mais elle atteint plusieurs centaines de mètres avant de rencontrer la chaîne de montagnes qui le sépare des Hautes Terres. À environ sept kilomètres à l’intérieur des terres, et cent cinquante mètres au-dessus du niveau de la mer, sont établis la plupart des pistes d’atterrissage et des hangars privés. Le Hangar Seize abrite le service des aéronaves de Cal, qui se charge de vous transporter jusqu’au navire. Je n’aime pas Cal, mais il n’était pas dans les environs lorsque je descendis du bus et fis signe au mécanicien.
Deux aéronaves se débattaient sur la piste avec impatience, sous les halos de leurs ailes. Le carburateur de celui sur lequel Steve s’escrimait avait de profonds renvois et s’agitait spasmodiquement.
« Brûlures d’estomac ? dis-je.
— Ouais, avec un peu d’Alka-Seltzer, ça s’arrangera. »
Il tourna quelques vis jusqu’à obtenir un bourdonnement régulier avant de m’accorder son attention.
« Tu es de la partie ? »
Je hochai la tête.
« Hypertanker. Cosmétiques. Monstres. Des trucs comme ça. »
Il cligna des yeux dans la lumière des phares et essuya ses taches de rousseur. Il faisait environ – 4°, mais les gros spots au-dessus de nos têtes avaient une double fonction.
« Luharich, marmonna-t-il. Alors, c’est bien de toi qu’il s’agit. Il y a des gens qui veulent te voir.
— À quel sujet ?
— Caméras. Micros. Des trucs comme ça.
— Il vaut mieux que je range mon équipement. Lequel je prends ? »
D’une main armée d’un tournevis, il m’indiqua le second aéronave. « Celui-là. À propos, tu es sur vidéo en ce moment. Ils voulaient te prendre à l’arrivée. »
Il se retourna vers le hangar, puis lui tourna le dos. « Souris. Ils prendront les véritables gros plans plus tard. »
Je fis autre chose qu’un sourire. Ils doivent avoir un télescope pour lire sur les lèvres, parce que cette partie du film ne fut jamais montrée.
Je jetai mon équipement à l’arrière de l’appareil, m’installai dans un des sièges et allumai une cigarette. Cinq minutes plus tard, Cal en personne sortit de ses bureaux en préfabriqué, l’air froid. Il vint frapper sur la carlingue de l’aéronave et indiquant le hangar de son pouce, cria :
« On veut te voir, là-dedans ! Pour une interview !
— Le spectacle est terminé ! criai-je en retour. C’est ça ou bien ils n’ont qu’à se chercher un autre homme-appât ! »
Ses yeux brun-rouille me transpercèrent comme des clous pointus sous ses sourcils blond-roux avant qu’il ne se retourne puis s’éloigne à grands pas. Je me demandai combien ils lui avaient donné, pour occuper son hangar et tirer le jus de son générateur.
Une bonne somme, je suppose, connaissant Cal. Je n’ai jamais aimé ce type, de toute façon.
Vénus, la nuit, est un domaine d’eaux noires. Des côtes, on ne peut dire où la mer finit et où le ciel commence. L’aube s’annonce, comme si l’on renversait du lait dans un encrier. D’abord, ça fait des caillots, puis des traînées. Secouez la bouteille jusqu’à obtenir une solution grise, laissez reposer pour qu’elle blanchisse encore un peu. Tout à coup, vous avez le jour. Puis, commencez à chauffer la mixture.
Je dus enlever ma veste tandis que nous survolions la baie. Derrière nous, l’horizon aurait pu se trouver sous l’eau tant il tremblait et ondulait sous la chaleur. Un aéronave peut contenir quatre personnes (cinq, si on veut contourner les règlements et sous-estimer le poids) ou trois, avec le genre d’équipement qu’utilise un homme-appât. J’étais le seul passager, cependant, et le pilote ressemblait à son appareil. Il bourdonnait et ne faisait pas de bruits inutiles. La Ligne de Vie fit la culbute et s’évapora dans le rétroviseur, en même temps que l’Hypertanker brisait la ligne d’horizon. Le pilote cessa de chantonner et secoua la tête.
Je me penchai pour regarder par le hublot. Les émotions jouaient à saute-mouton dans mes entrailles. Je connaissais ce sacré rafiot pouce par pouce, mais les émotions qu’on croit classées pour une bonne fois, changent lorsque leur source est hors de vue. Il faut bien dire que je n’aurais jamais cru que je remettrais les pieds sur l’immense chose. Mais, maintenant, maintenant, je croyais à la prédestination. Il était là, devant mes yeux !
Un bateau grand comme un terrain de football. Propulsé à l’énergie atomique. Plat comme une crêpe, surmonté de dômes en plastique au milieu et de tours, à l’avant, à l’arrière, bâbord et tribord.
Les tours sont disposées comme celles d’un jeu d’échecs – elles peuvent travailler par deux pour commander les gruffes. Les gruffes (mi-gaffes, mi-grues) sont capables de soulever des charges énormes jusqu’au niveau de l’eau. Leur inventeur n’avait qu’une seule idée en tête, cependant, ce qui rend compte de la moitié gaffe. À la ligne de flottaison, le Glisseur doit soulever la charge d’un mètre ou deux pour que les gruffes soient en mesure de pousser plutôt que de tirer.
Le Glisseur est essentiellement une cabine mobile – une grosse boîte qui glisse (d’où son nom) dans n’importe quelle direction grâce à l’enchevêtrement de rails qui sillonnent le pont de l’Hypertanker, et peut « s’ancrer » du côté où la prise a mordu au moyen d’un puissant électro-aimant. Pour vous donner une idée de la force de cet électro-aimant, les treuils du Glisseur pourraient soulever un navire de guerre en faisant gîter le navire tout entier avant qu’il ne se décroche.
Le Glisseur abrite le « studio » le plus sophistiqué du monde. Tirant son énergie du générateur situé à côté de la bulle centrale, il est relié par ondes courtes au sonar, où les mouvements de la proie sont enregistrés et retransmis au « pêcheur » assis devant le tableau de bord.
Le fameux pêcheur peut attendre que ses « lignes » mordent pendant des heures, des jours même, sans voir autre chose sur l’écran que du métal et des silhouettes. Ce n’est que lorsque la bête est accrochée aux gruffes et que l’extenseur, situé à douze pieds sous l’eau, se détend pour soutenir les treuils, ce n’est qu’à ce moment-là que le pêcheur voit sa proie se lever devant lui comme un ange déchu. Alors, comme Davits l’a appris à ses dépens, on plonge son regard dans l’Abysse et, malgré cela, on est obligé d’agir. C’est ce qu’il n’avait pas fait et un monstre d’une centaine de mètres de long, d’un poids inimaginable, à moitié endormi et irrité, avait brisé les câbles du treuil, rompu une gruffe, pour se permettre une petite promenade d’une demi-minute sur le pont de l’Hypertanker.
Nous fîmes quelques cercles au-dessus du navire avant que le drapeau mécanique ne s’aperçoive de notre présence et nous fasse signe d’atterrir. Nous touchâmes le sol à côté de l’écoutille et après avoir lancé mon équipement, je sautai sur le pont.
« Bonne chance », lança le pilote tandis que la porte se refermait. Puis il s’élança dans les airs et le drapeau se remit au neutre.
Mon barda sur le dos, je descendis.
Lorsque je me présentai à Malvern, le capitaine de facto, j’appris que la plupart des autres n’arriveraient pas avant huit bonnes heures. On avait voulu me prendre à l’arrivée chez Cal pour modeler le film publicitaire selon les critères du cinéma du XXe siècle.
Ouverture sur : une piste d’atterrissage, sombre. Un mécanicien en train de dompter un aéronave indocile. Scène prise sur le vif d’un bus qui s’arrête lentement. Un homme-appât, lourdement équipé, en descend, jette un regard autour de lui, traverse la piste. Gros plan : il sourit. Travelling avant sur lui pendant qu’on lui pose quelques questions. « Pensez-vous que cette fois-ci sera la bonne ? Que cette fois, on va le prendre ? » Air embarrassé, taciturne, haussement d’épaules. Doublage. « Je vois ; et pourquoi pensez-vous que Miss Luharich a plus de chances que les autres ? Est-ce parce qu’elle est mieux équipée ? (Sourire) Parce qu’on en sait plus sur les mœurs de la créature que les autres fois où vous étiez du voyage ? Ou bien est-ce à cause de sa volonté de vaincre, d’être la championne ? Est-ce l’une de ces raisons ou la combinaison des éléments ? » Réponse : « Ouais, la combinaison des éléments. – Est-ce pour cela que vous avez accepté de travailler pour elle ? Parce que votre instinct vous dit “cette fois-ci, c’est elle” ? » Réponse : « Elle applique le tarif syndical. Je ne peux pas louer ce sacré truc moi-même. Et je veux en être. » On efface. Doublage. Fondu tandis qu’il se dirige vers l’aéronave, et et cætera.
« Souris », dis-je. Et j’entrepris une petite visite de l’Hypertanker pour moi tout seul.
Je grimpai dans chaque tour, vérifiai le tableau de bord et l’écran de la vidéo sous-marine. Puis je pris l’ascenseur principal.
Malvern n’avait aucune objection à ce que je vérifie les appareils. En fait, il était plutôt pour. Nous avions déjà pris la mer ensemble, lorsque nos rôles étaient inversés. Aussi ne fus-je pas surpris, lorsqu’en sortant de l’ascenseur, pour entrer dans la soute frigorifique, je le trouvai en train de m’attendre. Pendant les dix minutes suivantes, nous inspectâmes la grande salle en silence, à travers les serpentins de cuivre, qui transformeraient bientôt la soute en congélateur.
Finalement, il frappa sur l’un des murs.
« Eh bien, tu penses que nous le mettrons là-dedans, cette fois ? »
Je secouai la tête.
« J’aimerais bien, mais j’en doute. La gloire, je m’en fous et m’en contrefous, du moment que je participe à la bagarre. Cette fille est une maniaque de l’ego ; elle va vouloir manœuvrer le Glisseur et elle en est incapable.
— Tu l’as déjà rencontrée ?
— Ouais.
— Il y a combien de temps ?
— Quatre ou cinq ans.
— C’était une gosse, alors. Comment sais-tu ce qu’elle sait faire maintenant ?
— Je le sais. Elle saura la position exacte de toutes les manettes et de tous les cadrans, elle saura tout de la théorie. Mais tu te souviens de la fois où nous étions ensemble dans la tour tribord avant lorsque Ikky est apparu comme un marsouin ?
— Comment pourrais-je l’oublier ?
— Eh bien ? »
Il se frotta un menton en papier émeri.
« Peut-être qu’elle est capable de le faire, Carl. Elle a fait des courses dangereuses et elle a plongé dans de rudes conditions, là-bas. » Il lança un regard dans la direction de La Main invisible. « Et elle a chassé dans les Hautes Terres. Elle a suffisamment de culot pour retirer cette horreur de l’eau et la recevoir sur ses genoux sans bouger un cil.
« … Et la Johns Hopkins est prête à payer l’addition, avec sept zéros, pour l’objet du délit, ajouta-t-il. C’est de l’argent, même pour une Luharich. »
Je baissai la tête pour disparaître dans une écoutille.
« Tu as peut-être raison, mais c’était une fameuse pourrie lorsque je la connaissais.
— Et elle n’était pas blonde », ajoutai-je, méchamment.
Il bâilla.
« Et si on allait déjeuner ? »
Ce que nous fîmes.
Quand j’étais jeune, j’étais persuadé que le meilleur cadeau que pouvait vous offrir la Nature, c’était de vous faire naître poisson. J’ai grandi sur la côte Pacifique et je passais tous les étés sur le Golfe ou en Méditerranée. Pendant des mois entiers, je virevoltais à travers les coraux, je photographiais les habitants des profondeurs marines et jouais avec les dauphins. Je péchais partout où il y avait du poisson, rempli de ressentiment à leur égard parce qu’ils pouvaient aller dans des endroits qui m’étaient interdits. En grandissant, je voulus de plus gros poissons et il n’y a rien, que je sache, sauf le séquoia, qui soit aussi gros qu’Ikky. C’est une partie de l’explication…
Après avoir recouvert de confiture quelques petits pains, je les mis dans un sac en papier et remplis une Thermos de café. Je m’excusai et quittai le carré pour me rendre dans le Glisseur. Il était exactement comme dans mes souvenirs. Je levai quelques manettes et les ondes courtes se mirent à bourdonner.
« C’est toi, Carl ?
— Oui, Mike. Donne-moi du jus, espèce de faux-jeton. »
Il prit le temps de réfléchir, puis je sentis la coque vibrer tandis que les générateurs se mettaient en marche. Je me versai une troisième tasse de café et trouvai une cigarette.
« Pourquoi suis-je un faux-jeton, cette fois ? reprit sa voix.
— Tu savais qu’il y avait des cameramen au Hangar Seize ?
— Oui.
— Alors, tu es un faux-jeton. La dernière chose que je veuille, c’est de la publicité. Qui a trompé, trompera. Je le sais maintenant.
— C’est toi qui te trompes. Il n’y a qu’une place sous les lumières de la rampe, et elle est plus photogénique que toi. »
Mon commentaire fut coupé, pendant que j’appuyais sur le bouton de l’ascenseur et que les grands panneaux s’ouvraient au-dessus de ma tête. Je m’élevai jusqu’au niveau du pont. Rétractant le rail latéral, je glissai jusqu’au milieu du pont, à un carrefour, puis abandonnant le latéral, je rétractai le rail longitudinal.
J’avançai à tribord, à mi-chemin entre les tours, m’arrêtai et coupai le contact.
Je n’avais pas renversé une seule goutte de café.
« Montre-moi des images. »
L’écran s’alluma. Je fis la mise au point et aperçus quelques vagues sombres.
« Okay. »
J’abaissai alors la manette du Statut Bleu. Mike répondit. La lumière s’alluma.
Le treuil se débloqua. Je visai, sortis le canon et tirai.
« Bravo, commenta-t-il.
— Statut Rouge. Proie en vue. » J’abaissai une autre manette.
« Statut Rouge. »
À ce moment-là, l’homme-appât serait sous l’eau, pour rendre les barbillons appétissants.
Ce n’est pas exactement un hameçon. Des câbles creux véhiculent une quantité de drogue à faire planer une armée de camés. Ikky avale l’appât, qu’on agite devant lui par contrôle électronique, et le pêcheur enfonce les barbillons là où il faut.
Mes mains s’agitèrent sur le tableau, pour commander les manœuvres nécessaires. Je vérifiai les réservoirs de narcotique. Vides. Bien. On ne les avait pas encore remplis. Je poussai sur le bouton « inject ».
« Dans le baba », murmura Mike.
Je lâchai du lest, imaginant la bête. Je la laissai partir, remuant le treuil pour simuler sa course.
J’avais branché le climatiseur et enlevé ma chemise, mais la chaleur était toujours aussi intolérable ; ce qui indique, en général, que la matinée est arrivée à sa fin. J’avais vaguement enregistré les allées et venues des aéronaves. Une partie de l’équipage se reposait à l’« ombre » des panneaux que j’avais laissés ouverts, observant l’opération. Je ne vis pas Jean arriver, sinon j’aurais arrêté la séance et aurais fait descendre le Glisseur.
Elle brisa ma concentration en claquant la porte assez fort pour secouer l’électro-aimant.
« Qui vous a permis de sortir le Glisseur ? demanda-t-elle.
— Personne, répondis-je. Je vais le rentrer.
— Poussez-vous un peu. »
Ce que je fis. Elle prit mon siège. Elle portait un pantalon marron et une chemise informe. Ses cheveux étaient relevés, pour la commodité. Ses joues étaient rouges mais pas forcément à cause de la chaleur. Elle s’attaqua au tableau de bord avec une intensité presque amusante, mais que je trouvai quand même inquiétante.
« Statut Bleu », ordonna-t-elle, sèchement, brisant un ongle violet sur le levier.
J’étouffai un bâillement et reboutonnai ma chemise lentement. Elle me lança un regard de côté, vérifia les cadrans et tira.
J’observai le tir sur l’écran. Elle se tourna vers moi l’espace d’une seconde.
« Statut Rouge », dit-elle d’une voix égale.
Je hochai la tête pour indiquer mon approbation.
Elle manœuvra le treuil pour montrer qu’elle savait le faire. J’étais certain qu’elle le savait et elle était certaine que j’étais certain, mais :
« Au cas où vous auriez des doutes, me dit-elle, il n’est pas question que vous approchiez du Glisseur. Vous avez été engagé comme homme-appât, ne l’oubliez pas. Pas pour opérer le Glisseur ! C’est vous l’appât ! Votre devoir consiste à aller mettre la table pour éveiller l’appétit de notre ami le monstre. C’est dangereux, mais vous êtes bien payé. Avez-vous des questions ? »
Elle appuya sur le bouton « inject » et je me raclai la gorge.
« Aucune, dis-je en souriant, mais j’ai toutes les qualifications pour manœuvrer ce truc – et si vous avez besoin de moi, je suis à votre disposition. Au tarif syndical, bien entendu.
— Monsieur Davits, dit-elle, je ne veux pas d’un perdant dans cette affaire.
— Miss Luharich, il n’y a jamais eu de gagnant à ce jeu. »
Elle commença à réenrouler le câble et coupa l’électro-aimant en même temps, de sorte que le Glisseur recula de quelques mètres pendant que le grand yoyo s’enroulait. Puis elle rentra le canon, leva les latéraux et nous glissâmes le long du rail. Elle changea de rail lentement, nous nous arrêtâmes avec un sursaut puis tournâmes à angle droit. L’équipage s’écarta des panneaux tandis que nous prenions position sur la plateforme de l’ascenseur.
« À l’avenir, monsieur Davits, n’entrez pas dans le Glisseur sans qu’on vous en ait donné l’ordre, me dit-elle.
— Ne vous en faites pas. Je n’y mettrai pas les pieds même si on m’en donne l’ordre, répondis-je. Je suis engagé comme homme-appât, ne l’oubliez pas. Si vous voulez que j’entre là-dedans, il faudra me le demander.
— Le jour où les poules auront des dents », acheva-t-elle en souriant.
J’acquiesçai tandis que les panneaux se refermaient au-dessus de nos têtes. Nous abandonnâmes le sujet et partîmes, dans des directions différentes, une fois que le Glisseur fut rangé dans son berceau. Elle me lança quand même un « bonne journée », ce qui, à mon avis, était une preuve d’éducation aussi bien que de détermination, en réponse à mon ricanement.
Plus tard, cette nuit-là, Mike et moi étions en train de bourrer nos pipes dans la cabine de Malvern. Les vents creusaient des vagues, la pluie et la grêle qui tombaient sans discontinuer transformaient le pont en tambourin.
« Vilain temps », suggéra Malvern.
Je hochai la tête. Après deux bourbons, la cabine avait pris l’aspect d’une estampe familière, avec ses meubles en acajou (que j’avais naguère fait transporter par caprice depuis la Terre) et les murs sombres, le visage buriné de Malvern et l’expression perpétuellement étonnée de celui de Perrin, entre les grandes flaques d’ombre qui s’étendaient derrière les fauteuils et éclaboussaient les coins de la pièce, toutes jetées par la minuscule lampe de chevet, et vues comme à travers une vitre fumée.
« Ouais, vaut mieux être ici.
— Je me demande à quoi ça ressemble d’être là-dessous par une nuit pareille. »
Je tirai sur ma pipe, en pensant à la lumière de ma lampe découpant les entrailles d’un diamant noir, qu’on aurait secoué légèrement. L’éclair métallique d’un poisson brusquement éclairé, le balancement grotesque de fougères, pareilles à des nébuleuses – d’abord des ombres, puis verdâtres – surnagèrent un instant dans mes souvenirs. Je suppose que c’est l’impression que ressentirait un vaisseau spatial, si un vaisseau spatial pouvait avoir des impressions, lorsqu’il navigue à travers les mondes – un calme, un calme étrange, surnaturel, paisible comme le sommeil.
« Eh bien, c’est fort sombre, dis-je, et à partir de quelques brasses, on ne ressent plus tellement l’agitation.
— Encore huit heures et nous levons l’ancre, nota Mike.
— Dans dix à douze jours nous devrions y être, ajouta Malvern.
— Je me demande aussi ce que fait Ikky.
— Il dort avec Madame Ikky dans les eaux profondes, s’il a un peu de cervelle.
— Mais il n’en a pas. J’ai vu la reconstitution de son squelette que l’A.R.N.T. a faite d’après les ossements qu’on a retrouvés.
— Tout le monde l’a vue !
— … En chair et en os, il doit bien mesurer plus de cent mètres de long. Pas vrai, Carl ? »
Je hochai la tête.
« … Pas grand place pour le cerveau, cependant, pour sa masse.
— Il en a suffisamment pour rester hors de notre soute. »
Petits rires. Parce que rien d’autre n’existe que cette cabine, en réalité. Le monde extérieur est un pont désert sur lequel le grésil tambourine. Nous calant confortablement dans nos fauteuils, nous lâchâmes quelques nuages de fumée.
« La patronne n’approuve pas la pêche à la lanterne.
— La patronne peut se mettre sur la tête et marcher sur les mains.
— Que t’a-t-elle dit, là-bas ?
— Elle m’a dit que ma place, avec les excréments de poissons, se trouvait au fond.
— Tu ne vas pas manœuvrer le Glisseur ?
— Je suis l’appât.
— Nous verrons.
— C’est tout vu. Si elle veut un opérateur pour le Glisseur, il faudra qu’elle me le demande. Gentiment.
— Tu crois qu’elle en aura besoin ?
— Je crois qu’elle en aura besoin.
— Et si elle le fait, tu crois que tu en es capable ?
— Excellente question, dis-je, en fumant, mais je ne connais pas la réponse. »
Je vendrais mon âme et quarante pour cent de mes actions résultantes pour la connaître. Je donnerais quelques années de ma vie pour la connaître. Mais il ne semble pas qu’il y ait queue chez les preneurs surnaturels, parce que tout le monde l’ignore encore. Supposons que, lorsque nous serons là-bas, la chance aidant, nous trouvions Ikky. Supposons que nous réussissions à le faire mordre à l’appât. Et alors ? Si nous parvenons à l’amener le long du bateau, va-t-elle tenir le coup ou bien craquer ? Et si elle était faite d’un bois plus dur que Davits, qui pourtant avait l’habitude de chasser le requin avec un fusil à air comprimé et des flèches empoisonnées ? Supposons qu’elle l’attrape et que Davits doive rester planté là, sans rien faire, comme une caméra inutile.
Pire encore, supposons qu’elle demande l’aide de Davits et qu’il reste planté là, toujours comme une caméra inutile, comme la personnification de la couardise, de l’humiliation ?
C’était alors que j’avais réussi à le hisser à huit pieds au-dessus de l’horizon de métal, que j’avais regardé ce corps qui n’en finissait pas, qui s’étendait comme une chaîne de montagnes à perte de vue… Et cette tête. Petite pour le corps, mais quand même immense. Plate, pleine d’anfractuosités, avec des yeux comme des roulettes qui devaient jeter leur éclat noir et rouge bien avant que mes ancêtres ne se décident à traverser l’Océan pour vivre sur le Nouveau Continent. Et ce corps qui ondulait.
Les réservoirs de narcotique avaient été remplis une nouvelle fois. Il fallait tirer encore, vite. Mais j’étais paralysé.
La bête avait émis un bruit : Dieu jouant sur un orgue Hammond…
… et m’avait regardé !
Je ne sais pas si des yeux comme ça enregistrent le monde comme les nôtres. J’en doute. Peut-être que je n’étais qu’une tache grise derrière un rocher noir, avec ce ciel de plexiglas qui blessait ses pupilles. Mais ce regard était fixé sur moi. Peut-être que le serpent ne paralyse pas vraiment le lapin. Peut-être que les lapins sont seulement froussards par nature. Mais quand il avait commencé à s’agiter, j’étais toujours incapable de bouger, fasciné.
Fasciné par toute cette puissance, fasciné par ces yeux. Ils m’avaient retrouvé au même endroit quinze minutes plus tard, la tête et les épaules un peu fêlées, le bouton « inject » n’ayant pas été poussé.
Et je n’en finis pas de rêver de ces yeux. Je veux les affronter encore une fois, même si cette quête dure éternellement. J’ai besoin de savoir s’il y a quelque chose en moi qui me différencie du lapin, de cette espèce de cadran chiffré de réflexes et d’instinct qui ouvre le coffre toujours exactement de la même façon, à chaque fois qu’on forme la bonne combinaison.
En baissant les yeux, je remarquai que ma main tremblait. En les levant, je remarquai que personne d’autre ne l’avait vu.
Je vidai mon verre, finis ma pipe. Il était tard et aucun chant d’oiseau ne se faisait entendre.
J’étais assis, les jambes ballantes, à l’arrière du bateau, occupé à sculpter un morceau de bois. Les copeaux s’envolaient en tourbillonnant dans le sillage du navire. Trois jours de mer. Pas d’action.
« Hé ! vous.
— Qui, moi ?
— Oui, vous. »
Des cheveux comme la queue d’un arc-en-ciel, des yeux surnaturels, des dents magnifiques. « Bonjour.
— Il y a un règlement interdisant de faire ce que vous faites, vous savez.
— Je le sais. Ça me trotte dans la tête depuis ce matin. »
— Un délicat copeau s’enroula autour de mon couteau, puis s’envola pour disparaître derrière nous. Il atterrit dans l’écume qui se chargea de l’engloutir. J’observai son reflet à elle sur ma lame, tirant un secret plaisir de le voir déformé.
« Vous voulez me tenter ? » demanda-t-elle finalement.
Je l’entendis rire et me retournai, sachant qu’elle l’avait fait exprès.
« Pourquoi ?
— Je pourrais facilement vous pousser par-dessus bord.
— J’arriverais à remonter.
— Est-ce que vous me pousseriez, vous – une nuit sombre, peut-être ?
— Elles sont toutes sombres, Miss Luharich. Non, je vais plutôt vous faire un cadeau. »
Elle s’assit alors à côté de moi et je ne pus m’empêcher de remarquer les fossettes qu’elle avait aux genoux. Elle portait un short blanc et un maillot bain-de-soleil et avait toujours un bronzage d’une autre planète, qui était terriblement attirant. J’eus presque un pincement de remords pour avoir fait toute cette mise en scène, mais ma main droite l’empêchait encore de voir l’animal en bois.
« Okay. Je mords. Qu’est-ce que c’est ?
— Encore une seconde, c’est presque fini. » Solennellement, je lui passai le mulet que je venais de sculpter. J’eus un peu pitié d’elle et me sentis moi-même du côté des entêtés. Mais il fallait que j’aille jusqu’au bout. Je le fais toujours. Le mulet braillait, la bouche ouverte, les oreilles bien droites.
Pas un sourire. Pas un froncement de sourcils. Elle étudia simplement l’animal.
« C’est très bien, dit-elle franchement. Comme la plupart des choses que vous faites – et c’est approprié peut-être.
— Rendez-le-moi », dis-je en tendant la main. Elle me le donna et je le jetai dans l’eau. Il tomba à côté des eaux blanches et ballotta un moment comme un minuscule hippocampe.
« Pourquoi avez-vous fait ça ?
— C’était une mauvaise plaisanterie. Excusez-moi.
— Peut-être avez-vous raison, pourtant. Peut-être que cette fois-là, j’ai été un peu trop loin. »
Je m’ébrouai.
« Alors, pourquoi ne pas faire quelque chose de moins dangereux. Une autre course, par exemple. »
Elle secoua son arc-en-ciel.
« Non. Il faut que ce soit Ikky.
— Pourquoi ?
— Pourquoi vous-même vous êtes-vous acharné, au point d’y consacrer une fortune ?
— Problèmes masculins, répondis-je. Un analyste défroqué qui tenait des séances de thérapie noire dans son sous-sol m’a dit un jour : « Monsieur Davits, vous avez besoin de renforcer l’image de votre virilité en attrapant un spécimen de tous les poissons du monde. » Le poisson est un symbole de virilité très ancien, comme vous le savez. Alors, je me suis attaqué à l’entreprise. Il m’en reste encore un à attraper. Mais pourquoi voulez-vous renforcer votre virilité ?
— Ça n’est pas ça, dit-elle. Je ne veux renforcer que les Entreprises Luharich. Mon statisticien m’a dit une fois : « Miss Luharich, vendez toutes les crèmes de beauté que vous pourrez dans le Système et vous serez heureuse. Riche aussi. » Et il avait raison. J’en suis la preuve. Je peux être ce que je suis et faire n’importe quoi. Et j’ai presque le monopole entier du rouge à lèvres et de la poudre dans le Système – mais il faut que je sois capable de faire quelque chose.
— Vous avez en effet un air froid et efficient.
— Je ne me sens pas comme ça, dit-elle en se levant. Allons nous baigner.
— Puis-je vous faire remarquer que notre vitesse n’est pas celle d’un escargot ?
— Si vous voulez souligner ce qui est évident, vous le pouvez. Vous avez dit que vous pourriez remonter sur le bateau tout seul. Vous avez changé d’avis ?
— Non.
— Alors, allez nous chercher deux combinaisons et je vous défie à la course, sous l’Hypertanker.
« Et je gagnerai », ajouta-t-elle.
Je me levai et la regardai de toute ma hauteur, parce que, généralement, je me sens alors supérieur aux femmes.
« Fille de Lir, yeux de Picasso, dis-je, vous allez avoir votre course. Rendez-vous à la tour arrière, tribord, dans dix minutes.
— Dans dix minutes, d’accord. »
Et dix minutes ce fut. Depuis la bulle centrale jusqu’à la tour, il m’en fallut peut-être deux avec l’équipement que je portais. Mes sandales étaient insupportablement chaudes et je fus ravi de me les écailler pour les remplacer par mes palmes, lorsque j’atteignis la fraîcheur relative près de la tour.
Nous enfilâmes nos combinaisons et ajustâmes nos masques. Elle s’était glissée dans un maillot une-pièce, vert et collant, qui me fit clignoter des yeux, les détourner et les poser à nouveau sur elle.
J’attachai une échelle de corde que je balançai par-dessus bord. Puis, je frappai sur le mur de la tour.
« Ouais ?
— Vous êtes en contact avec la tour de bâbord arrière ? demandai-je.
— Tout est prêt, vint la réponse. Il y a des échelles et des dragues partout, là-bas.
— Vous voulez vraiment le faire ? » demanda le petit type bronzé qui lui servait de directeur de la publicité, un nommé Anderson.
Il était assis à côté de la tour, dans un transat, et sirotait de la limonade avec une paille.
« Ça peut être dangereux », observa-t-il, les joues creuses. (Ses dents étaient à côté de lui, dans un autre verre.)
« En effet, dit-elle en souriant, c’est dangereux. Mais pas à l’excès.
— Alors, pourquoi ne pas me laisser prendre quelques photos ? Elles pourraient être à La Ligne de Vie dans une heure. Et à New York ce soir. Un bon papier.
— Non », répondit-elle en se détournant de nous deux.
Elle porta ses mains à ses yeux.
« Tenez, gardez-moi ça. »
Elle lui tendit une boîte pleine de ses faux yeux et lorsqu’elle se retourna vers moi, ils étaient du même marron que dans mon souvenir.
« Prêt ?
— Non, dis-je d’une voix sévère. Écoutez-moi, attentivement, Jean. Si vous voulez jouer à ce jeu, il y a quelques règles à respecter. Premièrement. Nous allons être directement sous la coque. Aussi, il ne faut pas mettre les bouchées doubles dès le début. Si nous touchons le fond, nous pouvons heurter un réservoir à air… »
Elle se mit à protester que n’importe quel idiot savait ça mais je l’interrompis.
« Deuxièmement, poursuivis-je, il n’y aura pas beaucoup de lumière, il faut donc rester proche l’un de l’autre et prendre chacun une lampe. »
Ses yeux humides lancèrent un éclair.
« Je vous ai sorti de Govino sans… »
Mais elle s’interrompit, se détourna et prit une lampe.
« Okay. D’accord. Désolée.
— … et faire très attention aux propulseurs, achevai-je ; les courants seront forts pendant encore cinquante mètres au moins derrière eux. »
Elle s’essuya les yeux encore une fois et ajusta son masque.
« Très bien. Allons-y. »
Nous y allâmes.
Elle prit la tête, sur mon insistance. L’eau, à la surface, était agréablement chaude. À deux brasses, tonifiante. À cinq, froide. À huit, nous abandonnâmes l’échelle de corde pour démarrer. Pendant que l’Hypertanker poursuivait sa course, nous nous élançâmes dans la direction opposée, projetant nos ombres jaunes sur la coque à dix secondes d’intervalle.
Le long de la coque, nous avancions, tels deux satellites. Périodiquement, j’éclairais ses pieds palmés avec ma lampe pour repérer son antenne de bulles. Elle avait cinq mètres d’avance sur moi ; c’était bien. Je la battrais dans le sprint final, mais je ne pouvais pas encore la laisser derrière.
En dessous de nous, le noir. Immense. Profond. La Fosse de Mindanao vénusienne, où l’éternité met les âmes à reposer dans des cités de poissons dont on ignore le nom. Je levai la tête et heurtai la coque d’un rayon de lumière. Nous avions fait à peu près un quart du chemin.
J’accélérai le rythme pour m’aligner sur les battements de ses pieds palmés, et raccourcis la distance qu’elle avait brusquement augmentée de quelques mètres. Elle força encore. Je la suivis en la repérant avec ma lampe.
Quand elle se retourna, l’éclair du rayon de lumière se refléta sur son masque. Je ne saurai jamais si elle souriait. Probablement. Elle leva deux doigts dans le V de la victoire et s’élança à toute allure.
J’aurais dû le savoir. J’aurais dû le pressentir. Ce n’était pour elle qu’une autre course, un autre trophée à gagner. Au diable, les filles-torpilles !
Je m’élançai à mon tour, de toutes mes forces. Je ne tremble pas dans l’eau. Ou du moins, ça n’a pas d’importance, je ne le remarque pas. Je regagnai du terrain.
Elle se retourna pour vérifier ma position, continua sa course, se retourna encore. À chaque fois, j’étais un peu plus près, jusqu’à ce que je rattrape les cinq mètres qui à l’origine nous séparaient.
C’est à ce moment-là qu’elle mit ses moteurs auxiliaires en marche.
C’est ce que je redoutais. Nous étions à peu près à mi-chemin et elle n’aurait pas dû le faire. Les puissants jets d’air comprimé pouvaient facilement la projeter sur la coque ou lui arracher un membre si elle faisait un faux mouvement. Leur principal usage consiste à se libérer des plantes aquatiques ou à lutter contre les courants trop forts. J’avais voulu que nous nous en munissions par mesure de sécurité, à cause des énormes tourbillons que nous pouvions rencontrer.
Elle fila comme un météore et je sentis soudain ma transpiration se mêler à l’eau tourbillonnante.
Je continuai à nager, ne voulant pas encore utiliser mes propres armes et elle tripla, quadrupla son avance.
Elle coupa les moteurs. Elle était toujours dans la course. Okay, j’étais un vieux raseur. Mais elle aurait pu s’emmêler les pédales, elle aurait pu heurter la coque.
Brassant l’eau, je commençai à rattraper mon retard. Il n’était plus question que je la devance, que je la batte, mais j’atteindrais l’échelle de corde avant qu’elle ne mette le pied sur le pont.
Alors, elle entra dans l’aire d’attraction des hélico-aimants et vacilla. Même à cette distance, leur puissance est terrible. L’appel du hachoir.
J’en avais heurté un, un jour, sous le Dauphin, un simple bateau de pêche. J’avais bu, effectivement, mais le temps était mauvais et on avait mis en marche ces sacrés machins prématurément. Dieu merci, on les avait arrêtés à temps et quelques agrafes m’avaient remis les tendons à neuf. Sauf que, dans le journal de bord, on avait simplement mentionné que j’avais bu. Pas un mot sur le fait que c’était arrivé pendant mes heures de congé, alors que j’avais sacrement le droit de faire ce que je voulais.
Sa vitesse avait ralenti de moitié, mais elle avançait toujours vers le coin bâbord arrière. Je commençai moi-même à sentir la poussée et dus ralentir. Elle avait dépassé le plus gros mais elle semblait être un peu trop en arrière. C’est difficile d’évaluer les distances sous l’eau, mais chaque battement de mes tempes me disait que j’avais raison. Elle était hors de danger en ce qui concernait le principal hélico-aimant, mais le plus petit, situé à quelque quatre-vingts mètres, représentait, non plus une menace, mais une certitude.
Elle avait effectué son tournant et s’en éloignait maintenant. Vingt mètres nous séparaient. Elle était immobile. Quinze mètres.
Lentement, elle se mit à dériver. Je mis mes moteurs en marche, en visant à deux mètres d’elle et à environ vingt des lames.
Droit au but ! Dieu merci ! Un bon tuyau de plomb sur l’épaule. NE PAS DÉCROCHER SURTOUT ! Le masque fêlé, mais pas cassé. De l’air !
J’attrapai un câble et je me rappelle le brandy.
Sur cet énorme berceau qui n’arrête pas de remuer, je crache, en faisant les cent pas. Insomnie. Mon épaule gauche est douloureuse. Alors, qu’il pleuve sur moi. Ça peut toujours guérir les rhumatismes. Quelle bêtise ! Ce que j’ai dit. Sous des couvertures, frissonnant. Elle : « Carl, je n’arrive pas à le dire. » Moi : « Alors, disons que nous sommes quittes, pour cette nuit à Govino, Miss Luharich. » Elle : rien. Moi : « Il reste encore du brandy ? » Elle : « Donnez-m’en un peu aussi. » Moi : bruits de sirotement. Cela n’avait duré que trois mois. Pas de pension alimentaire. Beaucoup de dollars des deux côtés. Pas certain qu’ils soient heureux. Une mer Égée violacée. Bonne pêche. Peut-être aurait-il dû passer plus de temps à terre. Ou peut-être que c’est elle qui n’aurait pas dû. Bonne nageuse, pourtant. Elle l’avait ramené à Vido pour essorer ses poumons. Jeunes. Tous les deux. Volontaires. Tous les deux. Riches et gâtés comme c’est pas possible. De même. Corfou aurait dû les rapprocher, mais ne le fit pas. Je croyais que la cruauté mentale n’existait pas. Il voulait aller au Canada. Elle : « Tu peux aller au diable, si bon te semble ! » Lui : « Tu viens avec moi ? » Elle : « Non. » Mais elle vint. Un tas d’enfers. Onéreux. Il perdit sa fortune avec un monstre ou deux. Elle en hérita d’une. Beaucoup d’éclairs, ce soir. Quelle bêtise ! La civilité est le cercueil des âmes dévoyées. Qui a dit ça ? Ça m’a sacrement l’air d’un néo-ex… Je te hais, Anderson, toi et ton verre rempli de fausses dents, et ses nouveaux yeux à elle… Impossible de garder cette pipe allumée. Je n’arrête pas d’avaler du tabac. Je crache encore !
Sept jours en mer, et l’écran montra Ikky.
L’alarme retentit, les pas résonnèrent, et un optimiste alla jusqu’à brancher le thermostat de la soute frigorifique. Malvern ne voulait pas de moi, mais je me harnachai, à toutes fins utiles. Le coup que j’avais reçu était surtout vilain à voir mais moins grave que son aspect le laissait supposer. Tous les jours, je m’étais astreint à faire des exercices et mon épaule ne m’avait pas fait le coup de la raideur.
À quelque mille mètres devant nous et trente brasses de profondeur, il nous ouvrait le chemin. Rien n’était visible à la surface.
« On le poursuit ? demanda un homme de l’équipage tout excité.
— Non, à moins qu’elle n’ait envie de brûler ses dollars dans la chaudière », dis-je en haussant les épaules.
Bientôt l’écran redevint clair et le resta. On maintint le cap ainsi que l’état d’alerte.
Ma patronne et moi n’avions pas échangé plus d’une douzaine de mots depuis que nous étions allés nous noyer ensemble. Je décidai d’élever le total.
« Bon après-midi, dis-je en m’approchant, quoi de neuf ?
— Il se dirige vers le nord-nord-ouest. Il faudra laisser celui-là partir. Encore quelques jours et nous pourrons nous permettre de nous mettre vraiment en chasse. Mais ce n’est pas encore le moment. »
Pas bête, la petite…
Je hochai la tête : « Pas moyen de savoir où celui-ci s’en va.
— Comment va votre épaule ?
— Très bien. Et vous ? » Fille de Lir…
« Très bien. À propos, vous avez droit à une forte prime. »
Yeux de perdition !
« Pas question », lui répondis-je.
Plus tard dans l’après-midi, un orage se fracassa, ce qui était approprié. (Je préfère dire « se fracassa » plutôt qu’« éclata » parce que cela donne une meilleure idée de ce que peut être un orage vénusien, et ça permet aussi de s’épargner de longues descriptions.) Vous vous souvenez de cet encrier dont je vous ai déjà parlé ? Eh bien, maintenant, prenez-le entre le pouce et l’index et donnez un bon coup de marteau. Faites attention ! Ne vous éclaboussez pas, ne vous coupez pas.
À la seconde, des tonnes d’eau se déversent. Des milliers de fragments de ciel éclatent tandis que le marteau tombe. Bruits de verre.
« Tout le monde en bas ! » suggèrent les haut-parleurs à l’équipage, déjà au pas de course.
Et moi, où étais-je ? Qui, à votre avis, criait dans les haut-parleurs ?
Tout ce qui n’était pas arrimé passa par-dessus bord, lorsque l’eau balaya le pont. Mais à ce moment-là, tous les êtres humains l’étaient déjà. Le Glisseur fut la première chose qu’on descendit. Puis les gros ascenseurs se chargèrent du reste.
Je m’étais réfugié dans la tour la plus proche dès que j’avais vu le premier éclair annonciateur de l’holocauste. De là, je branchai les haut-parleurs et passai une demi-minute à diriger les opérations.
Il y avait eu quelques blessés légers, me dit Mike à la radio, mais rien de sérieux. J’étais, cependant, isolé, pour le reste de la tempête. Les tours ne mènent nulle part. Elles sont beaucoup trop hautes par rapport à la coque pour qu’on ait pu pratiquer une issue vers le bas et, de toute façon, les extenseurs, situés en dessous, ne le permettent pas.
Je me débarrassai donc du short que je portais depuis quelques heures, croisait mes palmes sur le bureau et contemplai le spectacle. Le haut était aussi noir que le bas et nous, nous étions entre les deux et en quelque sorte illuminés, à cause de toute cette étendue plate et luisante. Les eaux du ciel ne pleuvaient pas – elles se rassemblaient et tombaient tout simplement.
Les tours ne sont pas particulièrement fragiles. Elles avaient subi bien d’autres tourmentes. Mais de par leur position, elles sont plus sensibles au roulis et au tangage, quand l’Hypertanker se met à jouer les fauteuils à bascule. Je m’étais attaché avec les courroies de mon équipement au fauteuil fixé au sol par des boulons et j’enlevai plusieurs années de purgatoire à l’âme qui avait oublié un paquet de cigarettes dans le tiroir du bureau.
Je regardai donc l’eau dresser des tentes et construire des montagnes, dessiner des mains et des arbres, jusqu’à ce que je me mette à voir aussi des visages et des gens. Alors, j’appelai Mike.
« Qu’est-ce que tu fais, en bas ?
— Oh ! je me demande ce que tu fais en haut, répliqua-t-il. À quoi ça ressemble ?
— Tu es du Middlewest, n’est-ce pas ?
— Ouais.
— Vous avez des orages par chez vous, hein ?
— Quelquefois.
— Essaie de penser au pire que tu aies jamais vu. Tu as une règle à calculer à portée de main ?
— Tout près.
— Alors, mets un 1 en dessous, imagine un zéro ou deux après, et multiplie la chose à l’infini.
— Je me perds dans les zéros.
— Alors, retiens le multiplicande – c’est tout ce que tu peux faire.
— Bon, et qu’est-ce que tu fais là-haut ?
— Je me suis attaché au fauteuil. Je regarde ce qui roule sur le pont. »
À ce moment-là, je levai la tête et vis une ombre plus sombre dans la forêt.
« Qu’est-ce que tu fais, tu pries ou tu jures ?
Je n’en sais rien ! Mais si seulement j’étais dans le Glisseur – si seulement j’étais dans le Glisseur !
Il est là ! »
Je hochai la tête, oubliant qu’il ne pouvait pas me voir.
Aussi gros que dans mon souvenir. Il avait crevé la surface pendant quelques instants pour regarder autour de lui. Aucune puissance au monde ne peut lui être comparée, à lui qui est né pour ne craindre personne. Je lâchai ma cigarette. C’était la même chose : j’étais paralysé et j’avais un cri en travers de la gorge qui ne voulait pas sortir.
« Ça va, Carl ? »
Il m’avait regardé encore une fois. Ou il m’avait semblé. Peut-être que cette brute sans cervelle attendait depuis un millénaire dans le seul but de ruiner la vie d’un membre de l’espèce la plus évoluée en opération…
« Ça va, Carl ? »
… Ou peut-être qu’elle était déjà ruinée, bien avant leur rencontre, et que leur affrontement n’était qu’un combat de bêtes, le plus fort contre le plus faible, corps contre psyché…
« Sacré bon dieu, Carl, dis quelque chose ! »
Il refit surface, plus près cette fois. Vous avez déjà vu l’œil d’un cyclone ? On dirait une chose vivante, qui remue dans tout ce noir. Ni rien ni personne n’a le droit d’être aussi gros, aussi fort, et de remuer en plus. C’est un truc à vous rendre malade.
« Carl, réponds, je t’en prie ! »
Il disparut et ne reparut pas ce jour-là. Je lançai une ou deux plaisanteries à Mike, mais je tins ma cigarette suivante de la main droite.
Les soixante-dix ou quatre-vingt mille vagues suivantes se brisèrent avec régularité et monotonie. Les cinq jours qu’elles durèrent s’écoulèrent également sans particularités. Le matin du treizième jour, cependant, notre chance montra le bout de sa queue. La sonnerie d’alarme brisa en éclats notre léthargie arrosée de café et nous nous élançâmes hors du carré sans entendre ce qui était peut-être le meilleur jeu de mots de Mike.
« À l’arrière ! cria quelqu’un. À cinq cents mètres ! »
J’ôtai mon short et bouclai ma combinaison. J’ai toujours mon attirail à portée de la main.
Je flipflopai sur le pont tout en me ceinturant d’une arabesque gonflable.
« Cinq cents mètres, vingt brasses ! » hurlèrent les haut-parleurs.
La grosse trappe s’ouvrit pour laisser apparaître le Glisseur, avec la dame de mon cœur aux commandes. Il glissa en cliquetant près de moi et prit racine plus loin. Il leva son unique bras, l’allongea.
Je donnai mentalement l’accolade au Glisseur tandis que les haut-parleurs criaient : « Quatre, quatre-vingts, vingt ! »
« Statut Rouge ! »
Le bruit d’une bouteille de Champagne qu’on débouche et le câble s’envola par-dessus les eaux.
« Quatre, quatre-vingts, vingt ! répéta le haut-parleur, plein de Malvern et de parasites. À vous, l’homme-appât ! »
J’ajustai mon masque et descendis l’échelle de corde le long de la coque. Chaleur, fraîcheur, plongeon.
Vert, vaste, profond. Vite. C’est le moment où je joue le rôle de l’arabesque. Si quelque chose de gros décide que l’homme-appât a l’air plus appétissant que ce qu’il porte, alors l’ironie colore de rouge son appellation aussi bien que l’eau autour de lui.
J’aperçus les câbles qui dérivaient et descendis en les suivant. Du vert au vert foncé au noir. Le tir était trop long, beaucoup trop long. Je n’étais jamais descendu si profond. Et je ne voulais pas allumer ma lampe.
Mais je dus le faire.
Pas bon, ça ! J’avais encore beaucoup de chemin devant moi. Je serrai les dents et immobilisai mon imagination dans une camisole de force.
Finalement, j’arrivai au bout du câble.
M’accrochant d’un bras au câble, je déroulai l’arabesque. Je l’attachai aussi vite que je pus et branchai les petites fiches isolantes, qui expliquent pourquoi on ne peut pas lancer l’arabesque avec le câble. Ikky pourrait les casser, mais une fois dans l’eau, ça n’a plus d’importance.
Mon anguille mécanique branchée, je tirai sur le cordon et la regardai grossir. J’avais été obligé de descendre très bas pour faire cette opération qui me prit une minute et demi. J’étais près, trop près de là où je ne voulais jamais être.
Moi qui avais allumé ma lampe à contrecœur, j’avais à présent peur de l’éteindre. La panique m’envahit et j’attrapai le câble à deux mains. L’arabesque commençait à rosir et à remuer. Elle était deux fois plus grosse que moi et sans doute deux fois plus appétissante pour ceux qui aiment les arabesques rosés. C’est ce que je me répétai jusqu’à ce que j’en sois intimement persuadé, puis j’éteignis ma lampe et entrepris de remonter.
Si je me cognais contre quelque chose d’énorme et cuirassé, mon cœur avait l’ordre de cesser de battre immédiatement et de m’abandonner – pour m’enfoncer d’une manière adéquate et à jamais dans l’Achéron en gargouillant.
Sans gargouiller, j’atteignis les eaux vertes et m’envolai vers mon nid.
Dès qu’on me hissa à bord, je fis un collier de mon masque, mis la main en visière et contrôlai des turbulences qui auraient pu se former à la surface. « Où est-il ? » fut naturellement ma première question.
« Nulle part, répondit un homme d’équipage, nous l’avons perdu juste après que vous avez plongé. On ne le voit plus sur l’écran. Il a dû plonger.
— Dommage. »
L’arabesque resta au fond, à s’amuser dans son bain. Mon travail était terminé pour le moment. Je descendis pour aller réchauffer mon café avec du rhum.
Derrière moi, un murmure : « Est-ce qu’on peut rire comme ça, après ? »
Réponse perçue : « Ça dépend de quoi on rit. »
Riant toujours, je me dirigeai vers la bulle centrale avec deux tasses de café.
« L’enfer n’est toujours pas en vue ? »
Mike hocha la tête. Ses grosses mains tremblaient tandis que les miennes étaient aussi précises que celles d’un chirurgien lorsque je déposai les tasses.
Il sursauta lorsqu’après m’être débarrassé de mes bouteilles, je m’assis sur un banc.
« Ne t’assieds pas là, tu es tout mouillé ! Tu veux te tuer en faisant sauter quelques plombs en or massif ! »
Je m’essuyai, puis m’installai pour observer l’œil vide sur le mur. Je bâillai, détendu. Mon épaule était comme neuve.
La petite boîte dans laquelle les gens parlent voulait dire quelque chose. Aussi, Mike poussa le bouton et lui dit de le faire.
« Carl est-il là, monsieur Perrin ?
— Oui, m’dame.
— Je voudrais lui parler. »
Mike se retira et je pris sa place. « Je vous écoute, dis-je.
— Comment vous sentez-vous ?
— Bien, merci. Je ne devrais pas ?
— C’était une longue descente. Je… je crois que je suis allée trop loin.
— J’en suis ravi, dis-je, ça me permet de gagner quelques billets de plus. Je vais être millionnaire, grâce à cette clause sur les « circonstances extraordinaires ».
— Je ferai plus attention la prochaine fois, s’excusa-t-elle. Je crois que j’étais trop pressée. Désolée… » Quelque chose arriva à la phrase, aussi elle l’arrêta à ce point, me laissant avec tout un sac de réponses que j’avais en réserve.
J’enlevai une cigarette de derrière l’oreille de Mike et l’allumai avec le mégot fumant encore dans le cendrier.
« Carl, elle essayait d’être gentille, dit-il, après s’être retourné pour étudier les cadrans.
— Je sais. Moi pas.
— Je veux dire que c’est une gosse terriblement mignonne, agréable. Volontaire et tout ça. Mais qu’est-ce qu’elle a bien pu te faire ?
— Dernièrement ? » demandai-je.
Il me regarda, puis baissa les yeux sur sa tasse. « Je sais que ça ne me regar…
— Du lait et du sucre ? »
Ikky ne revint pas ce jour-là, ni la nuit suivante. Nous trouvâmes un programme de Dixieland sur l’une des stations de radio de La Ligne de Vie et laissâmes l’appel du bugle rager, pendant que Jean se faisait envoyer son dîner dans le Glisseur. Plus tard, elle demanda qu’on y dresse un lit. Je mis la radio plus fort lorsqu’on donna Deep Water Blues[4] et attendis qu’elle appelle pour nous injurier. Elle ne le fit pas, cependant, aussi décidai-je qu’elle devait dormir.
Puis j’entraînai Mike dans une partie d’échecs qui dura jusqu’à l’aube. Ce qui limita la conversation à quelques « échec », « échec et mat » et un « sacré bon dieu ! ». Comme il est mauvais joueur, cela sabota efficacement la conversation qui aurait pu s’ensuivre, ce qui me convenait parfaitement. J’avalai un steak-frites pour mon petit déjeuner et allai au lit.
Dix heures plus tard, quelqu’un me secoua pour me réveiller, et je m’appuyai sur un coude, refusant d’ouvrir les yeux.
« Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Je suis désolé de vous réveiller, me dit un jeune marin, mais Miss Luharich désire que vous débranchiez l’arabesque pour que nous puissions bouger. »
Je me frottai un œil, ne sachant pas encore si je devais être amusé.
« Qu’on le remonte. N’importe qui peut le débrancher.
— C’est déjà fait, monsieur. Mais elle dit que c’est dans votre contrat et qu’il vaut mieux faire les choses dans les règles.
— C’est très délicat de sa part. Je suis certain que mon syndicat appréciera ce geste.
— Euh, elle a dit aussi que vous devez changer de short, vous peigner et vous raser. M. Anderson va filmer la scène.
— Okay, fiston. Dis-lui que je suis en route. Et demande-lui si je peux lui emprunter un peu de vernis à ongles pour mes orteils. »
Je passerai sur les détails. Je fus prêt en trois minutes. Je jouai correctement mon rôle, m’excusant même lorsqu’en glissant, je heurtai le complet immaculé d’Anderson avec l’arabesque mouillée. Il sourit, se brossa. Elle sourit, même si toutes les crèmes Luharich ne parvenaient pas à masquer les cernes sombres sous ses yeux. Et je souris, en saluant de la main tous nos fans, là-bas, à Vidéoland. N’oubliez pas, madame Univers, vous aussi, vous pouvez attraper un monstre. Il suffit d’utiliser la crème nourrissante Luharich.
Je redescendis pour me faire un sandwich au thon avec mayonnaise.
Deux journées comme des icebergs – mornes, désolées, à moitié fondues, froides, pour la plus grande partie immergées, et complètement hostiles à la paix de l’esprit – s’écoulèrent et ce fut bon de les avoir derrière soi. Je souffris de quelques remords et de plusieurs rêves perturbants. Puis j’appelai La Ligne de Vie pour vérifier mon compte en banque.
« Tu as l’intention de faire des courses ? me demanda Mike, qui m’avait fait l’appel.
— Je rentre chez moi, dis-je.
— Hein ?
— J’arrête les frais, Mike. Ikky peut aller se faire foutre ! Vénus aussi ! Les entreprises Luharich aussi ! Et toi, de même !
— Qu’est-ce qui te prend ?
— J’ai attendu plus d’un an pour avoir ce boulot. Maintenant que je l’ai, j’ai décidé que toute cette affaire me dégoûte.
— Tu savais de quoi il s’agissait quand tu as signé ton contrat. Quoi que tu fasses, tu vends des produits de beauté quand tu travailles pour des fabricants de produits de beauté.
— Oh ! ce n’est pas ça qui m’embête. J’admets que l’aspect commercial m’irrite beaucoup, mais l’Hypertanker a toujours été une entreprise publicitaire, depuis sa mise à flot.
— Alors ?
— Cinq ou six choses en même temps. La principale est que je m’en fous maintenant. Autrefois, le fait d’attraper cette créature envahissait toute ma vie, maintenant ça ne veut plus rien dire. Je me suis ruiné pour ce qui n’était au début pour moi qu’une farce et j’en voulais pour mon argent. Maintenant, je prends conscience que, peut-être, je l’ai mérité. Je commence à avoir pitié d’Ikky.
— Et tu n’en veux plus ?
— Je l’attraperai s’il se laisse faire, mais je n’ai plus envie de risquer ma vie pour le mettre dans ce frigo.
— Je suppose que ce n’est qu’une des quatre ou cinq choses qui s’ajoutaient à ce que tu as dit.
— Ce qui signifie ? »
Il fit semblant de scruter le plafond.
Je grognai.
« Okay, mais je ne le dirai pas, ne serait-ce que pour ne pas te donner le plaisir d’avoir deviné juste. »
Lui, ricanant : « Cet air qu’elle affecte, ce n’est pas seulement en l’honneur d’Ikky.
— À côté, à côté, dis-je en secouant la tête. Nous sommes tous deux par nature des explosifs nucléaires. On ne va pas construire une fusée avec un moteur à chaque bout – ce qui est au milieu explose forcément.
— C’était comme ça. Ce n’est pas mes oignons, naturellement.
— Répète ça encore une fois, et tu n’auras plus de dents pour le dire.
— Quand tu voudras, mon grand, dit-il, en levant les yeux, et où tu voudras…
— Alors, vas-y. Répète !
— Elle se fiche éperdument de ce sacré vaurien, elle est venue ici pour toi. Ce n’est pas toi l’appât, cette fois-ci.
— Cinq ans, c’est trop long.
— Il doit vraiment y avoir quelque chose derrière cette immonde carapace, pour que les gens t’aiment, marmonna-t-il. Ou bien je ne te parlerais pas comme ça. Peut-être que tu nous rappelles à nous, êtres humains, ce chien galeux qui nous faisait pitié quand on était mômes. De toute façon, il y a quelqu’un qui veut t’emmener chez lui et te dorloter. Il y a sûrement aussi un rapport avec les mendiants qui ne peuvent pas se payer le menu.
— Camarade, dis-je en ricanant, tu sais ce que je vais faire sitôt arrivé à La Ligne de Vie ?
— Je crois que je le devine.
— Tu te trompes. Je prends la première fusée pour Mars, et puis je rentre chez moi, en première classe. Les faillites sur Vénus ne s’appliquent pas aux actions sur Mars et j’ai encore quelques liasses cachées là où les mites et la corruption ne pénètrent point. Je vais acheter une grande maison sur le Golfe et si jamais tu es au chômage, tu peux venir déboucher les bouteilles pour moi.
— Tu n’es qu’un sale poltron, observa-t-il.
— Okay, je l’admets. Mais c’est à elle que je pense aussi.
— J’en ai entendu, des histoires sur vous deux, dit-il. Tu n’es qu’une canaille, un ivrogne et elle n’est qu’une salope. C’est ce qu’on appelle la compatibilité d’humeur ces temps-ci. Je te défie, Monsieur l’homme-appât, d’essayer de garder ce que tu attrapes. »
Je tournai les talons.
« Si jamais tu es au chômage, appelle-moi. » Je refermai la porte derrière moi le plus doucement possible, tandis qu’il attendait que je la claque.
Le jour de l’avènement de la Bête se leva comme tous les autres. Je redescendai pour placer l’appât, deux jours après ma remontée sans gloire dans les eaux vides. Simple travail de routine, si jamais…
Je criai un « bonjour » de l’extérieur du Glisseur et reçus une réponse de l’intérieur avant de poursuivre mon chemin. J’avais réfléchi sur les paroles de Mike, sans bruit et sans fureur, et tout en n’approuvant ni leur sentiment ni leur signification, j’avais opté pour la politesse.
Je descendis donc en suivant un tir tout à fait correct, à environ deux cent quatre-vingt-dix mètres. Les câbles, tels des serpents, ondulaient, noirs, sur ma gauche et je suivis leurs sinuosités depuis le jaune-vert jusqu’à l’obscurité. Silencieuse était cette nuit aquatique et j’y traçai mon chemin comme une comète qui louche, mais la queue en avant.
J’attrapai le câble lisse et glissant, et commençai à préparer l’appât. Un monde glacial m’enveloppait des pieds à la tête. On aurait dit un énorme courant d’air, comme si on venait d’ouvrir des portes gigantesques. Le courant ne me faisait pourtant pas dériver vers le fond.
Ce qui voulait dire que quelque chose remontait peut-être des profondeurs, quelque chose d’assez gros pour déplacer un tas d’eau. L’idée ne me venait toujours pas que ce pouvait être Ikky. Un courant étrange, peut-être, mais pas Ikky. Ha ! ha !
J’avais fini d’attacher les courroies et j’étais en train de tirer le premier cordon pour gonfler l’appât, lorsqu’une immense île rocailleuse et noire se dessina sous moi…
Je dirigeai le rayon de ma lampe vers le bas. Sa gueule était ouverte.
J’étais la proie.
Les vagues d’une peur mortelle m’inondèrent. Mon estomac implosa. J’étais au bord de l’évanouissement.
Une chose, et une chose seulement, restait à faire. Tirer les autres cordons. Je le fis.
À ce moment-là, je pouvais compter les écailles autour de ses yeux.
L’arabesque pneumatique grossit, devint d’un rose phosphorescent… fit son métier d’arabesque !
Puis ma lampe. Il fallait l’éteindre, laisser seulement l’appât devant lui.
Un dernier regard en arrière tandis que je branchai mes moteurs auxiliaires, et m’élançai vers la surface, vers la vie.
Il était si proche que l’arabesque rose se reflétait sur ses crocs, dans ses yeux. Quatre mètres, et je caressai ses joues ondoyantes avec les remous de mes moteurs auxiliaires. J’ignorai alors s’il me suivait ou s’il s’était arrêté. J’avais cessé de penser en attendant d’être mangé.
Les moteurs auxiliaires s’arrêtèrent et j’agitai faiblement mes jambes.
Trop vite. Je sentis venir la crampe. Un éclair de ta lampe, cria le lapin. Une seconde, pour voir…
Ou bien pour en finir, répondis-je. Non, lapin, on ne regarde pas les chasseurs. Reste dans l’obscurité.
J’atteignis les eaux vertes, puis vert-jaune, puis la surface.
À toute allure, je nageai vers l’Hypertanker. Les vagues de l’explosion, en dessous de moi, me projetèrent en avant. Le monde se referma et j’entendis un cri au loin : « Il est vivant ! »
Une ombre géante et une onde de choc. Le câble était vivant aussi.
« Adieu, Perrin, adieu yeux violets, adieu Ikky. C’est le moment de me rendre aux Champs-Élysées des poissons. Peut-être ai-je péché… »
Quelque part, La Main se refermait. Qu’est-ce qu’un appât ?
Quelques millions d’années. Je me souviens d’avoir commencé comme un organisme unicellulaire, qui, douloureusement, s’était transformé en une créature amphibienne, puis un être doté de poumons. De très haut, dans mes arbres, j’entendis une voix.
« Il revient à lui. »
Je réintégrai mon équipement d’homo sapiens, puis fis un pas de plus, vers la gueule de bois.
« N’essaie pas de te lever.
— Est-ce qu’on l’a attrapé ? articulai-je.
— Il résiste mais il est accroché. Nous avons cru qu’il t’avait pris comme amuse-gueule.
— Moi aussi.
Respire un peu de ça et tais-toi. »
On me fourra un masque sur le visage. Bien ; levons les verres et buvons…
« Il était dans les profondeurs. Au-delà de la portée de l’écran. Nous ne l’avons aperçu que lorsqu’il a commencé à remonter et là, il était trop tard. »
Je bâillai profondément.
« On va te rentrer, maintenant. »
Je réussis à dégager le poignard attaché à ma cheville.
« Essaie pour voir, mais fais gaffe à tes doigts.
Tu as besoin de repos.
Alors, apporte-moi quelques couvertures. Je reste là. »
Je m’allongeai et fermai les yeux.
On me secouait. Ténèbres et froid. Des projecteurs saignaient jaune sur le pont. J’étais allongé sur un lit improvisé, coincé contre la bulle centrale. Même tout enrobé de laine comme je l’étais, je frissonnais.
« Onze heures ont passé. Tu ne verras plus rien maintenant. »
J’avais un goût de sang dans la bouche.
« Bois ça. »
De l’eau. J’avais une remarque à faire mais mes lèvres ne parvenaient pas à la formuler.
« Ne me demande pas comment je me sens, croassai-je. Je sais que c’est ce qui vient après, mais ne me le demande pas. Okay ?
— Okay. Tu veux descendre maintenant ?
— Non, donne-moi seulement ma veste.
— Voilà.
— Que fait-il ?
— Rien. Il est au fond. Il est drogué mais il reste au fond.
— Ça fait combien de temps qu’il ne s’est pas montré ?
— Deux heures environ.
— Et Jean ?
— Elle ne veut laisser personne entrer dans le Glisseur. Écoute, Mike te demande de rentrer. Il est juste derrière toi, dans la bulle. »
Je m’assis et me retournai. Mike me regardait, il me fit un geste. Je lui rendis son salut.
Balançant mes pieds par terre, je pris deux grandes inspirations. Douleur dans l’estomac. Je me levai et entrai dans la bulle.
« Commenksava ? » s’enquit Mike.
J’examinai l’écran. Pas de Ikky. Trop profond.
« Qu’est-ce que tu m’offres ?
— Café.
— Non, pas de café.
— Tu es malade. De plus, le café est la seule boisson autorisée ici.
— Le café est un liquide brunâtre qui vous brûle l’estomac. Tu en as dans le tiroir du bas.
— Il n’y a pas de tasse. Il faudra prendre un verre.
— Ça va être dur. » Il versa.
« Tu fais ça bien. Tu t’entraînes pour ce boulot ?
— Quel boulot ?
— Celui que je t’ai offert… » Une tache sur l’écran !
« Il remonte, m’dame, il remonte ! cria-t-il dans la boîte.
— Merci, Mike. Je le vois aussi, crépita-t-elle.
— Jean !
— Tais-toi ! Elle est occupée !
— C’était Carl ?
— Ouais, répondis-je. À plus tard » et je coupai le contact.
Pourquoi avais-je fait ça ?
« Pourquoi as-tu fait ça ? »
Je ne le savais pas.
« Je ne sais pas. »
Sacrés échos ! Je me levai et sortis.
Rien. Rien.
Quelque chose ?
L’Hypertanker était en train de se balancer ! La bête avait dû faire marche arrière, quand elle avait vu la coque, et s’enfoncer à nouveau. De l’écume, sur ma gauche, bouillonnante. Un spaghetti interminable, qui était un câble, rugit dans le ventre des profondeurs.
Je restai là un moment, puis rentrai dans la bulle.
Malade pendant deux heures. Un mieux après quatre.
« La drogue commence à faire son effet sur lui.
— Ouais.
— Et Miss Luharich ?
— Quoi ?
— Elle doit être probablement à moitié morte.
— Probablement.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Elle a signé un contrat pour ça. Elle savait ce qui pouvait se passer. Et ça s’est passé.
— Je pense que tu pourrais l’attraper.
— Moi de même.
— Elle aussi.
— Alors, qu’elle me le demande. »
Ikky dérivait, sous l’effet de la drogue, à trente brasses.
Je sortis faire une autre promenade et, par hasard, passai derrière le Glisseur. Elle ne regardait pas dans ma direction.
« Carl ! Entre donc ! »
Yeux de Picasso, c’est ça, et une conspiration pour que je manœuvre le Glisseur…
« Est-ce un ordre ?
— Oui – Non ! S’il te plaît. »
Je me précipitai à l’intérieur pour prendre les commandes. Il remontait.
« On pousse ou on tire ? »
J’appuyai sur le bouton pour enrouler le câble et il suivit comme un petit chat.
« Décide-toi, maintenant. »
Il s’arrêta, rétif, à dix brasses.
« On l’amuse ?
— Non ! »
Elle le ramena vers la surface – cinq brasses, quatre…
À deux brasses, elle sortit les extenseurs qui l’agrippèrent. Puis les gruffes.
Cris silencieux et un éclair de flash.
L’équipage vit Ikky.
Il commença à se débattre. Elle garda les câbles raides, leva les gruffes… souleva le monstre.
Encore deux pieds, et les gruffes se mirent à pousser.
Hurlements, bruits de course.
On aurait dit un épi de maïs géant ondulant sous le vent, le cou frémissant, les collines vertes de ses épaules…
« Qu’il est gros, Carl ! » cria-t-elle.
Et il continua à grossir, grossir, grossir, en se débattant.
« Maintenant ! » *
Il nous regarda.
Il nous regarda, comme le Dieu de nos ancêtres les plus reculés devait les regarder. La peur, la honte, un rire moqueur, tout cela résonna en même temps dans ma tête. Dans sa tête à elle, aussi ?
« Maintenant ! »
Elle leva les yeux sur cette espèce de tremblement de terre.
« Je ne peux pas ! »
C’était terriblement simple, cette fois, maintenant que le lapin était mort. Je tendis la main.
Et arrêtai mon geste.
« Fais-le toi-même.
— Je ne peux pas. Vas-y, Carl !
— Non. Si c’est moi qui le fais, tu passeras ta vie à te demander si tu aurais pu le faire. Et tu y perdras ton âme. Je le sais, parce que nous nous ressemblons et que c’est ce qui m’est arrivé. Fais-le, maintenant ! »
Elle regardait Ikky fixement.
Je l’attrapai par les épaules.
« Imagine que c’est moi, là, devant toi, lui dis-je, je suis un serpent de mer, une bête monstrueuse, haïssable, qui ne cherche qu’à te détruire. Je suis l’instance suprême. Pousse le bouton. »
Sa main se tendit, se rétracta.
« Maintenant ! »
Elle poussa le bouton.
Après avoir déposé son corps inanimé sur le sol, j’en terminai avec Ikky.
Il fallut sept bonnes heures avant que je me réveille au bourdonnement régulier du moteur de l’Hypertanker.
« Tu es malade, m’annonça Mike.
— Et Jean ?
— La même chose.
— Où est la bête ?
— Dans la soute.
Bien. » Je me tournai sur le côté… « On l’a eu cette fois. »
Voilà comment les choses se sont passées. On ne naît pas homme-appât, je crois, mais les anneaux de Saturne entonnent la marche nuptiale, la dot que le monstre marin nous a laissée.
Traduit par Martine Wiznitzer.
The door of his face, the lamps of his mouth.
© Mercury Press Inc., 1965
© Librairie Générale Française, 1982, pour la traduction.